“C'est ainsi, Socrate, et pour ces motifs que les Athéniens et les autres peuples, lorsqu'ils délibèrent sur des objets relatifs à la profession du charpentier, ou à quelque autre art mécanique, croient devoir prendre l'avis de peu de personnes ; et que, si quelqu'un n'étant pas du petit nombre de ces experts, s'avise de dire son sentiment, ils ne l'écoutent pas, comme tu dis, et avec raison, à ce que je prétends. Au lieu que quand leurs délibérations roulent sur la vertu politique, qui comprend nécessairement la justice et la tempérance, ils écoutent tout le monde, et ils font bien ; car il faut que tous participent à la vertu politique, ou il n'y a point de cités.”
Platon, Protagoras
Accouchée dans la violence cataclysmique de deux guerres mondiales, la seconde moitié du XXe siècle fut une anomalie historique, une parenthèse heureuse au cours de laquelle l’Occident s’arracha momentanément à des déterminismes historiques jusque-là tout-puissants. Cette période correspond grossièrement à celle des années actives de la génération du baby-boom. Depuis la crise économique mondiale de 2008, quelque chose s’est brisé dans ce que l’on appelait les « pays développés ». L’optimisme civilisationnel a cédé la place à la névrose identitaire, la confiance aux fake news, la concorde à une guerre civile larvée. Sur le modèle de ce que l’on appelle « Trente Glorieuses » pour désigner les trois décennies d’après-guerre et leur forte croissance économique, je propose d’étendre cette définition aux trois décennies suivantes. Si le premier choc pétrolier de 1973 eut raison de la première phase de croissance économique, les années 1974-2008 ne constituent pas une rupture, tout au plus correspondent elles à un ralentissement de certains indicateurs. La fin de ce monde commence en 2008, la France (et l’Europe, voire la plupart des pays occidentaux à des degrés divers) connaissant depuis cette date une aggravation des symptômes apparus plus tôt. Pourquoi 2008 ? Cette date correspond à quatre changements de paradigme : fin de la croissance continue du PIB et de l’approvisionnement énergétique, généralisation de l’accès à internet, déplacement du centre de gravité politique vers les extrêmes, atteinte d’une valeur plancher du nombre de grands lecteurs. Vingt ans ou presque de recul nous permettent désormais d’y voir plus clair et de comprendre ce qui faisait la singularité de cette époque, suffisamment en tout cas pour lui donner un nom. Ces soixante années, bornées par la seconde guerre mondiale d’un côté et la crise des subprimes de l’autre forment un ensemble cohérent à plusieurs titres. Les sociétés occidentales de cette époque avaient en effet obtenu une série de réussites dans plusieurs domaines : 1) la lecture (résultat des efforts d’alphabétisation des siècles précédents) y était pour ainsi dire universelle, 2) la culture nationale homogène, 3) la politique consensuelle et dominée par des partis centristes, 4) le rationalisme avait étouffé les superstitions.
Ces quatre réussites, on le verra, font saillie dans l’Histoire. En effet, les âges précédents, ceux de l’histoire longue étaient caractérisés par 1) la lecture limitée à un faible nombre d’individus, 2) une culture nationale fragmentée, 3) des forces politiques dominées par les extrémistes et des affrontements idéologiques violents, 4) la toute-puissance des superstitions et de la grégarité par rapport par rapport à l’analyse rationnelle.
La thèse principale de cet article est que, pour diverses raisons, nous avons entamé la trajectoire nous ramenant imperceptiblement aux conditions prévalant durant les époques précédentes, en particulier celles d’avant la Révolution Industrielle. Le fait le plus marquant selon moi est un renversement de tendance sur de nombreux indicateurs. Certains, comme la lecture ou le type de prénoms donnés aux nouveaux-nés sont aisément quantifiables, d’autres comme la baisse du rationalisme sont paradoxalement plus difficiles à percevoir avec des indicateurs objectifs et il faut tout simplement demander leur avis aux principaux concernés. Evidemment, le déclin actuel est quantitativement minime au regard des progrès gigantesques réalisés depuis le XIXe siècle. Cependant, le fait que des pans entiers de la civilisation piquent du nez simultanément traduit une tendance de fond, celle du crépuscule d’un monde.
1. La lecture pour tous
Nous tenons l’alphabétisation pour un acquis de longue date alors qu’en réalité elle ne fut pleinement réalisée en France qu’au début du XXe siècle. Symbole d’une démocratisation de la lecture, le livre de poche ne fut réellement popularisé que dans les années 1930 soit environ une génération après avoir alphabétisé la totalité de la population. Ces générations lisaient beaucoup, pas forcément de la grande litérature, mais une bibliothèque plus ou moins fournie faisait partie du décor de toutes les habitations, même modestes et chacun peut retrouver dans le grenier de ses grands-parents ou arrière-grands-parents les ouvrages poussiéreux que ceux-ci avaient consciencieusement lus. La lecture était une occupation authentiquement populaire qui touchait donc toutes les classes sociales, et n’était nullement réservée aux intellectuels ou aux spécialistes.
La collection de la Bibliotheque Rose (et Verte) est un incontournable pour les enfants ayant grandi au XXe siècle. La dynamique de ses ventes (apogée dans les années 60, déclin à partir des années 80, marché de niche depuis) reflète les évolutions démographiques et culturelles du pays.
Une fois le pic atteint chez les générations nées entre les années 1925 et 1945 (soit la “génération silencieuse” et les baby boomers les plus âgés), la place du livre ne cessa de décliner chez les générations plus récentes. Comme expliqué dans un article précédent, si vous voulez comprendre les évolutions profondes d’une société, étudier les secousses se produisant aux extrémités des courbes de distribution vous sera d’une plus grande utilité que de vous contenter des valeurs moyennes, les effectifs de ces dernières absorbant les chocs civilisationnels plus facilement que les petites cohortes vivant en « extrémistan ».
Si l’on regarde par exemple le nombre de « grands lecteurs » (20 livres ou plus par an), on constate qu’il déclina constamment pour les générations suivant celle du baby-boom, la chute étant particulièrement marquée pour les cohortes nées entre 1965 et 1984 (soit la génération X et les milléniaux les plus âgés), probablement du fait de l’arrivée de la télévision dans les foyers. Il est quelque peu encourageant de constater qu’un plancher semble avoir été atteint et que les générations 1985-1994 et 1995-2004 comprennent autant de grands lecteurs l’une que l’autre. Il subsiste donc un foyer d’irréductibles lecteurs qui, tels les moines copistes du Moyen Âge maintiennent éveillée la flamme (vacillante) du savoir.
Si l’on se reporte maintenant sur l’autre extrémité du spectre de lecture, à savoir les individus ne lisant jamais un seul livre, on remarque que leur nombre ne cesse de grimper depuis 30 ans. Notez le plancher du nombre de grands lecteurs atteint en 2008, la baisse soudaine du nombre de lecteurs occasionnels ainsi que l’augmentation rapide du nombre de non lecteurs à partir de cette date, si bien que les deux courbes finissent par se croiser en 2012 environ. La qualité des lectures a changé elle aussi, les romans et essais étant progressivement remplacés par les mangas et bande-dessinées dont l’impact sur le développement cognitif est très inférieur en raison d’un vocabulaire plus limité. L’écrit cesse d’être un medium de masse et est remplacé par l’image, les petites vidéos scintillantes des réseaux sociaux exerçant un attrait irrésistible sur le cerveau humain. Bien peu de mes connaissances, y compris les plus diplômées, possèdent ne serait-ce qu’un livre dans leur bibliothèque (ils n’ont d’ailleurs pas de bibliothèque). Il était proprement impensable pour la génération de mes parents baby boomers (pourtant sans diplômes) de n’avoir aucun livre chez eux. Au risque de choquer c’est cependant cette absence de livres chez la majorité de la population qui constitua la normalité historique.
La deuxième moitié du XXe siècle constitue en effet une anomalie historique par rapport aux époques, notamment préindustrielles, qui l’ont précédées. Même après l’invention de l’imprimerie, le livre reste un objet peu fréquent : 9 millions de livres circulaient en 1500 en Europe pour une population de 62 millions d’habitants (je ne compte pas les manuscrits, inaccessibles au commun des mortels). Je n’hésiterai pas à dire que les 35% de « grands lecteurs » nés avant-guerre correspondent à un pic historique et qu’il est peu probable qu’un tiers de la population lût autant à des époques où le taux d’alphabétisation était très inférieur à celui du XXe siècle. Aux époques pré-industrielles ou faiblement industrialisées la lecture était inexistante ou presque dans les milieux paysans, faible et orientée à des fins pratiques chez les marchands et uniquement régulière chez les ecclésiastiques (mais pas forcément chez les petits curés de province !) et quelques érudits issus de milieux privilégiés.
2. Le consensus politique
Une autre particularité de la seconde partie du XXe siècle est la prévalence d’une forme de consensus social et politique. Malgré quelques soubresauts (Mai 68, grèves de 1995, etc.) le jeu électoral suit son cours. Le bipartisme est souvent la règle, mais les forces de gauche et de droite s’articulent autour d’un locus centriste recevant la majorité des voix des électeurs. Les partis et forces extrémistes sont progressivement marginalisés et n’influencent plus le débat. En France, le déclin progressif de l’influence du Parti Communiste Français et la relative faiblesse de l’extrême droite pendant un demi-siècle (jusqu’en 2002, précisément) illustrent ce changement de paradigme. L’homme politique idéal est un expert, un technocrate plus ou moins charismatique qui refuse le populisme et les « solutions simples à des problèmes complexes ». Les diplômés sont en effet encore peu nombreux et restent par conséquent très respectés. Ils ne représentent pas un groupe endogame persuadé de sa supériorité mais illustrent le succès d’une méritocratie fonctionnelle. Dans ce contexte, les élections « se gagnent au centre », et les centristes n’ont aucun intérêt électoral à séduire les extrêmes. Le pic centriste ne fut pas atteint en 2017 avec l’élection d’Emmanuel Macron mais en 1995 lorsqu’un candidat de la droite sociale (Jacques Chirac) affronta un candidat de la gauche réformiste (Lionel Jospin) lors du deuxième tour de l’élection présidentielle.
Le débat de l’entre-deux tours de la présidentielle de 1995 fut décrit à l’époque par les observateurs politiques comme le plus fade de tous, les divergences idéologiques entre les deux candidats étant minimes.
D’aucuns penseraient que c’est l’élection du candidat centriste Emmanuel Macron en 2017 qui illustrerait la toute-puissance du centrisme. Cette élection est au contraire, selon moi, le baroud d’honneur du monde d’avant cisaillé sur sa gauche et sa droite par les forces politiques de demain (islamo-socialisme vs identitaro-capitalisme). Afin de comprendre la généalogie de cette assertion, il faut retourner dix ans en arrière. L’élection clef signant la fin de l’équilibre centriste est la présidentielle de 2007: bien qu’il s’empressât une fois élu de gouverner au centre, pratiquant l’ouverture à gauche, Nicolas Sarkozy s’est explicitement fait élire sur un programme “extrémiste” (celui du Front National), qui réalisa d’ailleurs à cette élection un de ses plus mauvais scores. Parallèlement, le Parti de Gauche (ancêtre de la France Insoumise) de Jean-Luc Mélenchon est formé… en 2008 et cristallisera quant à lui l’autre pôle extrémiste de la politique francaise. Les deux pôles extrémistes vont progressivement dominer idéologiquement et constituer la caution identitaire de leur camp jusqu’à grignoter le centrisme qui devra, dans un réflexe de survie, se regrouper en un seul parti. La situation actuelle (cet article est écrit en octobre 2024) est donc hautement explosive parce que les deux pôles extrémistes ont suffisamment cru pour réduire l’espace centriste à une peau de chagrin, sans pour autant avoir pris le dessus sur leurs ennemis (on ne peut plus seulement parler d’adversaires) honnis.
Ainsi, la fin des Soixante Civilisées signe le retour d’affrontements politiques plus brutaux, les forces en présence étant situées à des pôles opposés du spectre politique et différant sur des points de doctrine bien plus fondamentaux que la comptabilité ou les 35 heures. Ce que les centristes appellent “populisme” se résume essentiellement à la montée en puissance des extrémistes politiques. L’enjeu devenant existentiel (ex. la lutte contre le changement climatique qui menace de détruire la planète, le grand remplacement qui submerge le continent européen) plus personne n’est prêt à faire de concessions, les insultes fusent de part et d’autre et les agressions politiques se multiplient. Chaque coterie tente de s’emparer du pouvoir non pas pour voter quelques lois consensuelles mais pour sauver son pays du péril fasciste/communiste, si possible en rayant ses ennemis de la carte. Une telle violence rappelle la crise politique des poleis grecques déchirées entre oligarchies et démocraties, les affrontements des Bleus et des Verts à Constantinople, les tumultes révolutionnaires du XIXe siècle français ou, encore plus proche historiquement les combats de rue entre fascistes et communistes dans l’Europe des années 30.
1572: le massacre de la Saint Barthélémy. Dans l’Histoire, c’est l’affrontement politique (et religieux) menant à l’exercice entier et agressif du pouvoir avec liquidation de la faction adverse qui est la norme, pas l’élection à la proportionnelle.
3. L’homogénéité culturelle
Corollaire du consensus politique et de la démocratisation des médias audiovisuels la culture populaire fut monolithique lors des Soixante Civilisées. Paul Skallas l’a très bien décrit en parlant de « media monoculture ». Toute une génération écoute la même musique, regarde les mêmes films, joue aux mêmes sports. Les baby boomers écoutèrent Salut Les Copains, la génération X l’Ile aux enfants, les milléniaux le Club Dorothée. Tout ce qui fut produit, joué ou écrit à cette époque est considéré comme une sorte de nouvelle culture classique, un d’âge d’or que les époques ultérieures n’arriveront qu’à copier. Les artistes ayant percé à cette époque sont les derniers « monstres sacrés », les seuls individus dont le prestige repose sur le fait d’avoir émerveillé un public massifié par l’homogénéité de la presse et de l’audiovisuel, et la faiblesse relative d’internet. Leur mort constitue un drame national, la fin d’une épopée. Autres signes d’homogénéité : les accents régionaux, corporatistes ou de classe se font plus discrets, on cherche à se fondre dans la culture nationale, les ouvriers veulent parler comme des notaires, les Arabes comme des Berrichons. Tout le monde lit la même presse (qui se vend encore à l’époque) et suit religieusement le journal télévisé de 20 heures.
Occurrences de « équipe de France de football » dans le Ngram viewer de Google. Notez la montée en force au début des années 1990, soit bien avant la victoire au Mondial de 1998, et le déclin marqué à partir de la fin des années 2000, sans que la victoire de 2018 y change quoi que ce soit. Quel que soit le talent des joueurs de 2018, leur prestige ne pourra dépasser celui des joueurs de 1998 dont le seul mérite par rapport à leurs cadets fut de gagner lors de la période culturellement homogène des années 1990.
Cette époque est désormais révolue, la France (et, j’insiste sur ce point, les autres pays occidentaux) est transformée en archipel selon le politologue Jérôme Fourquet, et pas seulement du fait de l’immigration. Les “internautes” deviennent majoritaires en 2007 avec plus d’un Francais sur deux ayant acces à l’ADSL. L’arrivée de l’internet haut débit puis des vidéos à la demande (les Francais peuvent s’inscrire au programme partenaire de Youtube en 2008, ce qui enclenche une monétisation des vidéos) mine la monoculture télévisuelle et radiophonique et “fractalise” la population en une multitude de petites tribus, chacune s’agrégeant autour de centre d’intérets propres. La fin de la monoculture détache le lien ténu qui unissait classes laborieuses des classes éduquées malgré leurs différences et laisse chacun libre de choisir ce qu’il lit, regarde et écoute. Les classes populaires, acculturées et livrées à la malbouffe ont fait sécession, ayant leurs propres références culturelles, leurs podcasts, leur musique, donnant des prénoms « de classe » à leurs enfants.
Parallèlement, les classes éduquées vivent aussi selon leurs propres références culturelles, si bien qu’il n’existe plus de culture commune entre ces groupes. A cette division de classe et géographique faut-il ajouter la discorde religieuse (musulmans salafisés, chrétiens “tik tok”, cathos tradis, etc.) qui remplace le “catholicisme culturel” (référent civilisationnel mais sans pratique assidue) des générations élevées pendant les Soixante Civilisées. Par ailleurs, la langue française se reconstitue et le français « classique », celui parlé au XXe siècle est devenu incompréhensible pour les locuteurs du sabir bas-impérial de la nouvelle France.
Si la fractalisation culturelle de la période suivant les Soixante Civilisées représente pour nous une forme de décadence, elle affirme cependant sa normalité par rapport aux époques précédentes. Cette homogénéité fut obtenue, d’après l’historien Eugene Weber par la destruction d’un monde paysan baroque et chaotique avec ses patois, ses superstitions, ses haies et ses masures, ce qui laissa la place à un Homo gallicus d’appartements en béton et de supermarchés. Au risque d’énoncer un truisme, pour homogénéiser il faut en effet détruire (un sociologue dirait “déconstruire”) l’hétérogénéité. Cette dynamique s’est récemment inversée et la France, un des plus anciens états nations du monde redevient à petits pas un territoire hétérogène où le français (et le Français) proprement dit risque de redevenir minoritaire. Le pays connut donc une vague homogénéisatrice à partir de la Révolution, accentuée par l’industrialisation et qui culmina au milieu du XXe siècle pour désormais refluer. Il est évident que cette hétérogénéisation du pays ne le ramenera nullement à celui qui était le sien avant la Révolution (pour faire court) mais crééra probablement des lignes d’affrontement territorial et ethnique inédites.
4.Le triomphe du rationalisme
“Durant cette période de progrès fulgurants, la vie du Français moyen fut bouleversée. Notre Français passa sans transition ou presque de la ferme sans eau courante à l’appartement tout équipé et à chauffage central, du cheval à l’automobile, de la radio à la télévision, de la lettre manuscrite au téléphone, du paquebot à l’avion et des champs de blé à l’usine ou au bureau.” (source).
Les Soixante Civilisées sont la période de l’Histoire durant laquelle le mode de vie de notre espèce connut ses bouleversements les plus profonds. L’accès à l’énergie bon marché éleva considérablement notre niveau de vie en nous entourant, selon l’expression du chercheur Vaclav Smil, d’une multitude de “d’esclaves énergétiques” (machines à laver, fours, voitures, aspirateurs, ordinateurs, etc.) qui réalisèrent une quantité de tâches croissantes à notre place et démultiplia notre productivité.
La croyance en la science achève le travail qu’elle avait entamé pendant la période des Lumières et finit par séculariser les derniers bastions catholiques du pays. A cette époque, la France est gagnée par un optimisme rationaliste et technophile dont le souffle est encore intact de nos jours dans les pays en développement, et chacun pense sincèrement que ses enfants vivront mieux que lui. D’après la chercheuse Vera Nikolski, l’énergie peu chère favorisa non seulement la recherche scientifique mais permit aux femmes d’accéder à une forme d’égalité avec les hommes. L’énergie rendit possible tout un appareillage et des techniques médicales qui réduisirent la mortalité infantile et les grossesses non désirées, ce qui libéra les femmes d’une partie du fardeau reproductif et leur permit d’occuper des emplois jusque là réservés aux hommes.
Cependant, la crise économique de 2008 réduit l’accès à l’énergie bon marché en Europe et notre continent vit depuis lors ce que l’ingénieur Jean-Marc Jancovici appelle une “décrue énergétique”.
Consommation énergétique de la France. Le plateau fut atteint au milieu des années 2000, avec une décrue marquée depuis 2008. Source.
Le scientisme de cette époque s’est éparpillé, et n’est plus tenu à bout de bras, comme une sorte de fétiche, par ceux que l’on appelle les « zététiciens ». La science ne fait plus recette en Occident pour des raisons que j’ai évoquées dans l’article « La revanche de la nature ». La sorcellerie, la voyance et l’astrologie ne se sont jamais aussi bien portées, en particulier chez les jeunes (un sur deux pense que l’astrologie est une science, un sur six que la Terre est plate). Depuis 1972, la proportion de jeunes percevant négativement les bienfaits de la science a été multipliée par trois (cf. graphique ci dessous). La parole des “experts” étant décrédibilisée (notamment en raison de la fragmentation culturelle mentionnée plus haut, on ne peut faire confiance à celui qui ne vous ressemble pas et ne parle pas comme vous) il est désormais impossible de générer un consensus démocratique même sur des sujets aussi graves que le changement climatique ou l’immigration de peuplement. Chaque nouvel évènement conduit à son lot d’absurdités et de contrevérités émises avec une conviction inversément proportionnelle à la connaissance des mécanismes sous-jacents. Des enseignants sont décapités par des derniers de la classe au nom d’un chef bédouin du VIIe siècle, des scientifiques menacés de mort pour avoir parlé des résultats de leurs recherches. D’un côté, les Etats s’accaparent autoritairement le monopole de la vérité et imposent leurs vues au peuple, de l’autre des millions de citoyens s’opposent par réflexe pavlovien à ce qu’ils ne comprennent pas.
En conclusion : si l’avenir n’est jamais écrit, nous savons cependant en quittant la parenthèse enchantée des Soixante Civilisées que les processus d’unification et de pacification à l’oeuvre depuis cette époque sont en train de se déliter, et que les décennies futures seront certainement plus brutales et plus chaotiques que celles de nos parents, et que le risque est immense qu’elles soient forgées dans le feu de la discorde et du fanatisme.
"Au risque d’énoncer un truisme, pour homogénéiser il faut en effet détruire (un sociologue dirait “déconstruire”) l’hétérogénéité"
ça rappelle moi la critique de Pasolini sur la telé comme instrument d’homogénéisation pire que le fascisme, car elle a réussi avec le « douceur» que le fascisme n’a pas réussi à réaliser avec les batons: quel que vous appelez l’homogénéité culturelle.
Rétrospectivement on pourrait dire que ce « fascisme doux » était peut-être plus désirable que ce nouveau "communisme numérique" dans lequel nous vivons.
(Pardonnez moi pour les éventuelles fautes d'orthographe, je ne suis pas de langue maternelle française :-))
Tout est vrai.