Vie, mort et régénération des nations
L’individu « indifférencié » de l’ère préindustrielle est le paysan. Il constitue l’immense majorité des effectifs de la population (85% au minimum) et son seul réservoir humain. L’intelligence et le talent moyens d’une population préindustrielle seront donc extrêmement voisins de ceux de ses paysans. En dehors des périodes de crise (épidémies, guerre, changement climatique affectant négativement les récoltes) la population rurale augmente légèrement, la caractéristique essentielle de l’agriculture par rapport à la chasse et à la cueillette étant de produire des surplus alimentaires sur le long terme, rendant ainsi possible la croissance démographique. Ceci a pour effet d’élever graduellement la densité de population et donc de rendre les moyens de subsistance du paysan de plus en plus précaires (diminution de la surface cultivable, surexploitation des ressources existantes, etc.) Malgré certains mécanismes de régulation comme le droit d’aînesse (ce qui permet de ne pas diviser les parcelles en transférant l’intégralité du patrimoine à un seul enfant), l’exil ou l’infanticide, le surplus démographique est inévitable et, en l’absence de conquête territoriale, celui-ci se déverse généralement dans les villes. La vie à la campagne est en effet rude et ingrate et beaucoup de paysans rêvent d’une existence plus confortable pour leurs enfants. Par ailleurs, l’attractivité économique, sociale et culturelle des villes a tendance à aimanter les talents qui finissent par y exercer des professions artisanales et intellectuelles. Pour reprendre une analogie empruntée à la biologie, la cellule souche paysanne « indifférenciée » devient une cellule spécialisée (musculaire, osseuse, hépatique, etc.) tout comme le paysan devient un artisan, un prêtre ou un marchand. La ville nécessite de toutes façons de tels talents pour subsister, ses besoins étant proportionnels à sa taille et à son niveau de sophistication. Pensez en effet aux innombrables professions nécessaires au bon fonctionnement, ou, tout du moins au maintien d’une ville : des architectes pour concevoir de nouveaux bâtiments, des juristes pour arbitrer les conflits, des forces de police pour pacifier les rues, des ingénieurs pour veiller au bon fonctionnement des différentes machines, des médecins pour soigner, des politiciens pour voter les lois, des artistes pour embellir les lieux publics et les maisons des riches, etc. Tous les personnages remarquables de l’Histoire ont, à de rares exceptions près, exercé leurs talents en contact avec le monde urbain, le paysan n’étant bien souvent qu’une masse anonyme. Mais les villes souffrent d’un problème millénaire : elles sont ce que l’on appelle des « puits de population » (à défaut d’une expression francaise suffisamment évocatrice, je copierai servilement la transcription anglaise de population sink). La population urbaine, pour des raisons sanitaires (par le passé) ou économiques (de tout temps) est vouée à décliner à long terme et ne peut se renouveler par sa seule natalité. J’invite mes lecteurs à lire ce court article pour en apprendre plus sur le sujet. La ville ne peut donc « survivre » sans un apport régulier de sang neuf. Les lignées « urbaines » ne disparaissent évidemment pas du jour au lendemain, mais elles tendent à décliner graduellement, que cela soit sous l’effet des unions stériles, de la mortalité naturelle, etc. Pour le paysan, les enfants sont des bras et il a donc tendance à vouloir une famille nombreuse. Pour l’homme de la ville, les enfants sont un luxe. Il est évident que beaucoup de paysans, en réalité la grande majorité, n’émigreront pas en ville. Les éléments paysans les plus conservateurs, ou les moins doués auront eux tendance à rester sur place. S’il existe un réservoir fixe de talents, celui-ci se videra donc au compte-gouttes pour alimenter le besoin des villes. Heureusement, la démographie rurale compensera sous peu cette perte et le cycle se poursuivra ainsi : surpopulation rurale -> émigration vers la ville -> siphonnage de la population urbaine qui sera alimentée à nouveau par la surpopulation rurale, etc.
La séquence décrite ci-dessus peut cependant s’emballer, soit parce que la productivité agricole augmente démesurément ou à l’inverse parce que la vie urbaine devient beaucoup plus facile et rentable par rapport à la vie paysanne et que les paysans quittent donc massivement la campagne pour tenter leur chance dans la cité. Il se produit alors un siphonnage accéléré des campagnes provoquant un grossissement rapide des villes et, parallèlement une explosion des talents, subitement révélés aux yeux du monde. [Petite digression : on peut d’ailleurs penser que les écoles rurales (invention récente à l’échelle historique), d’un simple point de vue de dynamique des systèmes ne sont qu’un appareil permettant de siphonner plus efficacement les talents du réservoir paysan. Fin de la digression]. Une civilisation de rudes paysans plutôt incultes devient ainsi, en quelques siècles tout au plus, parfois beaucoup moins, une puissance rayonnante produisant poètes, philosophes et savants. La Grèce des âges obscurs (descendant elle-même de l’indifférenciation consécutive à la chute de la civilisation mycénienne) bâtit ainsi son modèle de cité à l’époque archaïque pour rayonner à l’époque classique ; le Latin, d’un paysan-soldat devient un politicien ou un marchand ; les innombrables enfants de paysans français fournissent les légions d’ingénieurs, de militaires et de cadres de la IIIe République, etc.
J’ai d’ailleurs un exemple très concret pour étayer mes propos : le village corse de Ghisoni. Ce bourg de quelques milliers d’habitants a produit un nombre incroyable de talents dont la plupart a évidemment été siphonnée par la civilisation urbaine. Cet exemple est bien documenté et je ne pense pas qu’il soit exceptionnel. La Corse fut (et est encore) une région pauvre et comparativement mal connectée au reste du pays, il est donc certain selon moi que des millions de talents ayant éclos par exemple au cours du XXe siècle sont issus pareillement des villages situés dans d’autres régions de France. Combien de talents ont éclos, au XXIe siècle, du village de Ghisoni ? Je ne saurais le dire, mais il semble que l’oasis de créativité de soit tarie.
Cette réflexion nous amène nécessairement à comprendre les causes de ce processus d’épuisement des talents. Le siphonnage trop rapide des populations rurales vide celles-ci plus vite de leurs talents qu’elles ne peuvent les renouveler par la démographie. Ainsi, le capital humain d’une population est comparable à un sol nourricier. L’exploiter intensivement pendant des années pour y faire pousser des cultures en retire progressivement les nutriments et les composants même du sol (érosion) jusqu’à le rendre stérile. Il est nécessaire de laisser le terrain en jachère, parfois pendant de longues années, pour qu’il se régénère et retrouve sa richesse originelle. Dit autrement, dans un système fermé, l’efflorescence urbaine est à l’origine de sa propre destruction.
Que se produit-il lorsque les campagnes sont vidées trop rapidement de leur population et donc de leurs talents pour compenser ces pertes ? Le déclin. En siphonnant le monde paysan on vide premièrement le seul réservoir de natalité du pays (les villes n’étant pas, je le rappelle auto-suffisantes au niveau démographique) et la nation entre dans une spirale de dépression démographique : moins d’enfants naissant chaque jour dans les campagnes, celles-ci ne suffisent plus à compenser la sous-natalité urbaine. Deuxièmement, en écrémant la campagne de toute la partie droite de la courbe de QI (les plus talentueux sont recrutés en ville par l’école) on transforme cette dernière en une zone de relégation cognitive. L’écart civilisationnel et humain entre la ville et la campagne se creuse à tel point que les deux populations n’ont plus rien en commun. Lorsque vous faites bouillir de l’eau dans une casserole, les éléments les plus légers s’évaporent en premier, ne laissant à la fin que les sels les plus lourds. Le paysan, cellule « indifférenciée » correspondant initialement à l’archétype de son peuple n’est plus, après des années de méritocratie missionnaire, que l’agrégat sédimenté des éléments trop lourds (à tous les sens du terme) pour s’être élevés au-delà de leur condition. Le beauf, le plouc, le cassos, la plèbe, le deplorable est né, et avec lui une structuration nouvelle des rapports politiques par le facteur cognitif. Cette disparité pourrait d’ailleurs contribuer à expliquer pourquoi la “mobilité sociale” est en panne, tous ceux qui avaient pu s’élever socialement par le passé l’ayant fait, les populations sont désormais aussi étanches que des castes. Le niveau d’éducation (c’est à dire la connexion au monde urbain) devient l’alpha et l’oméga des rapports de force électoraux. La partition territoriale entre la France périphérique (votant pour le RN) et celle des métropoles (votant pour les progressistes) ; la guerre civile larvée américaine entre les comtés ruraux de rednecks républicains et les comtés urbains démocrates ; la guerre féroce de la Rome christianisée du Bas Empire contre ses campagnes restées païennes ; tous ces exemples illustrent une position tardive dans le cycle civilisationnel.
En l’absence de contacts avec le monde extérieur une telle civilisation peut tout simplement tomber progressivement dans l’oubli (cas des cités mayas dans l’âge post-classique) et retourner in fine au stade « indifférencié » pour des siècles, ce que l’on pourrait comparer au phénomène de la jachère dont nous avons précédemment parlé.
Les villes privées de la démographie et de l’intelligence des campagnes mais connectées à de plus grands bassins de population ont cependant un moyen de tromper la mort et attirer à elle les masses humaines de travailleurs et les cadres dont elles ont besoin pour survivre : l’immigration. Que cela soit par la conquête militaire ou du fait de leur prestige, les villes du monde développé vont éviter la chute immédiate en attirant à elles les surplus démographiques et les talents des pays en retard civilisationnel (c’est à dire, selon notre typologie, situés « plus tôt » dans le cycle civilisationnel). Aux Etats-Unis par exemple, la moitié de la force de travail de niveau doctorat est née à l’étranger, chiffre absolument considérable. Ce pays (et beaucoup d’autres pays occidentaux) ne maintient son avance dans le domaine de la recherche fondamentale qu’en siphonnant les hauts QI de la planète (essentiellement en Asie), ce que l’on pourrait assimiler à une stratégie de prédation cognitive si l’on se plaçait du point de vue du pays « émetteur ».
A ce stade du cycle civilisationnel, une telle stratégie conduira à trois scénarios : soit le réservoir d’immigrés disparaît et la civilisation s’effondre « naturellement » comme ce que nous avons dit pour les Mayas, entrant en « jachère » pour une durée indéterminée et pouvant recréer une efflorescence urbaine à un moment ultérieur de son histoire ; soit la nation devient entièrement dépendante de son nouveau réservoir démographique qu’elle parvient cependant à acculturer. Les populations originelles sont partiellement remplacées mais la culture se maintient. C’est notamment le cas de l’Empire Byzantin qui a survécu pendant onze siècles tant qu’il tenait le bassin agricole et humain de l’Anatolie. Dans le troisième scénario, les immigrés ne sont pas suffisamment acculturés (à cause de leur nombre relatif par rapport aux natifs mais aussi parce que les deux cultures sont trop dissemblables pour se mélanger) et détruisent les institutions de la nation qui les a accueillies, les remplaçant par les leurs. Le cas le plus emblématique de ce scénario est la chute de l’empire romain d’Occident, qui dut recourir de manière croissante aux barbares germains pour finalement être pillé et remplacé par ceux-ci. La France contemporaine oscille entre le deuxième scénario (dont elle est ouvertement la promotrice, son réservoir démographique se situant désormais en Afrique) et le troisième (qu’elle subit imperceptiblement malgré ses protestations).
Quelles recommandations pourrions-nous faire afin de régénérer les populations européennes ? J’opterai personnellement pour le premier scénario. La meilleure solution est de favoriser la mort graduelle des métropoles (ou tout du moins une forte diminution de leurs effectifs) en encourageant les populations urbaines natives à retourner à la campagne. J’explique dans cet article que les populations urbaines de fin de cycle ressentent le besoin impérieux de quitter progressivement les villes pour vivre du travail de la terre. On peut donc voir la mode (commencée dans les années 1970) des néo-ruraux diplômés comme le point de départ possible (et souhaitable) d’une grande migration intérieure aboutissant à cette « indifférenciation » indispensable pour régénérer le type humain et retrouver des taux de natalité équilibrés.