“Je préfère aujourd’hui un repas court et léger, ou le sommeil sur l'herbe, au bord d'un ruisseau. Je ne rougis pas des plaisirs et des jeux de mon jeune âge ; mais je rougirais de ne pas savoir y renoncer. Ici, personne ne me jette un regard oblique, et ne veut porter atteinte à mon bonheur ; aucune haine obscure, aucune morsure secrète ne l'empoisonne. Seulement, je fais rire mes voisins de ma maladresse, lorsqu'ils me voient essayer de remuer la terre ou de fendre des pierres.
Tu préférerais d'être à la ville, parmi les esclaves, à ronger avec eux le pain qu'on leur distribue chaque jour ; tu te jettes dans leur nombre de toute l'ardeur de tes vœux; et mon rusé laquais voudrait être à ta place, occupé de soigner les bois, les troupeaux, le jardin.”
Horace, Epitres, I, 14.
Notre civilisation n’a jamais été autant urbanisée, ses technologies jamais atteint un tel développement, nous sommes jour et nuit connectés à un véritable écosystème artificiel, celui de merveilles techniques que nos ancêtres n’auraient même pas imaginées. Las ! L’imaginaire contemporain fuit cependant de toutes ses forces ce meilleur des mondes pour se réfugier dans un paradis champêtre. Près des deux-tiers des Français, s’ils avaient le choix, préféreraient vivre à la campagne plutôt qu’en ville et la même proportion considère que l’état actuel de la nature évolue dans un sens négatif. Les partis écologistes sont appelés à devenir à terme la principale force politique des métropoles du continent européen et l’objectif ultime de l’Union Européenne n’est pas d’envoyer une mission spatiale sur Mars mais… d’atteindre la neutralité carbone. Tout ce qui est moderne, synthétique, lisse et à base de plastique est vilipendé. Rien ne vaut le travail du bois à l’ancienne, les produits AOP, les « légumes oubliés » et les tote bags en fibres végétales.
L’éloignement progressif des populations contemporaines de la nature a développé chez elles un goût prononcé pour le vert et conféré au monde naturel une aura mystique, quasi-sacrée et le rendant intouchable. À cette sacralité s’ajoute l’impérieux danger que la nature représenterait pour les profanes. L’Homme n’étant plus vu comme une composante intrinsèque du monde naturel, mais comme une entité bien distincte de celui-ci, sortir dans les bois revient à explorer un monde inconnu, donc potentiellement hostile. La nature est ainsi plus dangereuse que jamais : ne sortez pas au soleil sans crème solaire (vous développeriez un cancer), ne ramassez pas de baies (vénéneuses ou souillées), ne touchez pas d’animal (malade ou venimeux), ne salissez pas vos vêtements, les mauvais microbes pullulant à l’extérieur auraient tôt fait de vous rendre malade.
Parallèlement à cette nouvelle sacralisation de la nature, l’accent est également mis sur sa fragilité. La nature n’est plus perçue comme une ressource à dominer et à exploiter ou, tout du moins, comme un système d’interaction millénaire avec la culture humaine, mais comme une la victime de la cupidité des hommes dont les déprédations sont irréversibles. Cette révolution mentale et donc, in fine, idéologique procède de changements profonds dans l’infrastructure humaine des pays développés en général et de l’Europe en particulier. Changements qui accompagnent de façon cyclique les stades de développement et sont notamment perceptibles à l’apogée des phases d’urbanisation.
En effet, cette « fatigue urbaine » n’est pas récente. On en retrouve les traces écrites sous l’empire romain. Sénèque se plaint du bruit des thermes situés dans son quartier. Les poètes Tibulle et Horace invitent leurs amis à troquer le tumulte et les plaisirs éphémères de l’urbs pour les joies simples et plus authentiques de la campagne. L’excitation de la ville génère ainsi le désir contraire et vous pousse vers le calme bucolique de l’arrière-pays.
“Je veux mourir, si le silence est aussi nécessaire qu’on le croit à qui s’isole pour étudier. Voici mille cris divers qui de toute part retentissent autour de moi : j’habite juste au-dessus d’un bain. Imagine tout ce que le gosier humain peut produite de sons antipathiques à l’oreille : quand des forts du gymnase s’escriment et battent l’air de leurs bras chargés de plomb, qu’ils soient ou qu’ils feignent d’être à bout de forces, je les entends geindre ; et chaque fois que leur souffle longtemps retenu s’échappe, c’est une respiration sifflante et saccadée, du mode le plus aigu. Quand le hasard m’envoie un de ces garçons maladroits qui se bornent à frictionner, vaille que vaille, les petites gens, j’entends claquer une lourde main sur des épaules ; et selon que le creux ou le plat a porté, le son est différent. Mais qu’un joueur de paume survienne et se mette à compter les points, c’en est fait. Ajoutes-y un querelleur, un filou pris sur le fait, un chanteur qui trouve que dans le bain sa voix a plus de charme, puis encore ceux qui font rejaillir avec fracas l’eau du bassin où ils s’élancent. Outre ces gens dont les éclats de voix, à défaut d’autre mérite, sont du moins naturels, figure-toi l’épileur qui, pour mieux provoquer l’attention, pousse par intervalles son glapissement grêle, sans jamais se taire que quand il épile des aisselles et fait crier un patient à sa place. Puis les intonations diverses du pâtissier, du charcutier, du confiseur, de tous les brocanteurs de tavernes, ayant chacun certaine modulation toute spéciale pour annoncer leur marchandise.”
Seneque, Lettre à Lucilius, VI, 56.
On pourrait opposer à cet intérêt pour la nature allié à notre frilosité envers la technologie, voire notre luddisme, la mâle assurance d’une Chine clairement technophile et en pleine ascension économique et scientifique. Il s’agit cependant d’une comparaison peu pertinente dans la mesure où notre civilisation européenne et la Chine vivent à des ères de développement différentes. Nous sommes urbanisés à 80%, la Chine ne l’est qu’à 60%, mais cette valeur n’était que de 20% (!) dans les années 1980, époque où la France l’était déjà à plus de 70%.
Comparaison des taux d’urbanisation de la France et de la Chine. Notez la progression spectaculaire de l’Empire du Milieu, dont le taux d’urbanisation au début des années 80 n’était que de 20%. La France disposait d’un taux d’urbanisation comparable… au début du XVIIIe siècle. Du point de vue de l’occupation du territoire, la Chine est passée en quarante ans de l’Ancien Régime aux Trente Glorieuses. Anecdote: le grand nombre d’accidents de la route en Chine vient notamment du fait qu’il s’agit de la premiere génération de Chinois à disposer d’une automobile.
Environ 32% de notre population est diplômée de l’enseignement supérieur, contre seulement 17% pour la Chine, pour la plupart issus des jeunes générations. La Chine vit en ce début de XXIe siècle la révolution industrielle et son pendant démographique, l’exode rural, que l’Europe a déjà connus deux siècles avant elle. Dit autrement, et en faisant fi des prouesses technologiques contemporaines, nous vivons dans le futur démographique et civilisationnel de la Chine (et elle donc dans notre passé). L’Europe de la révolution industrielle et de la première moitié du XXe siècle était, elle aussi, une puissance optimiste, impériale et résolument tournée vers le prométhéisme d’inspiration scientifique. La science n’y était pas perçue avec suspicion, mais avec la touchante candeur quasi-religieuse d’une force capable de résoudre tous les problèmes de l’humanité. Cet optimisme n’est désormais porté que par une portion décroissante de la population occidentale et semble de moins en moins populaire, y compris parmi les élites (je pense notamment à Stephen Pinker aux États-Unis et Laurent Alexandre en France). L’idée selon laquelle “le monde irait mieux” que par le passé semble désormais incongrue. Le progrès ne fait plus recette.
Certainement recommandé par les médecins de l’époque après une étude en double anonymat publiée dans un journal international. Trust the Science!
L’état d’esprit des Européens a en effet changé, mûri (dans tous les sens du terme) depuis le XXe siècle. Les deux guerres mondiales, le développement de l’arme atomique, les échouages de pétroliers, l’empoisonnement de la faune et de la flore aux pesticides (DDT, puis néonicotinoïdes), la catastrophe de Tchernobyl, le scandale de la vache folle, les proliférations d’algues vertes et, bien entendu, la psychose liée au changement climatique ont successivement rogné la croyance en une science démiurgique. Pire, l’optimisme béat de nos ancêtres les plus proches a laissé la place à une méfiance de plus en plus accrue envers la science. Nos concitoyens sont désormais sceptiques envers toutes les technologies (5G, OGM, vaccins, écrans, etc.) et les voient (pas toujours à juste titre) comme des menaces pour leur santé et celles de leurs enfants. L’ouverture des marchés mondiaux et l’introduction de nouveaux produits leur inspirent une méfiance instinctive envers des élites jugées hors-sol.
Pourcentage de la population croyant en l’innocuité des vaccins. Les pays en développement sont, en règle générale, plus confiants que les nations industrialisées. Les bienfaits apportés par la science semblent plus manifestes à des populations restées rurales.
Afin de comprendre cette différence d’état d’esprit entre les nations, il est important d’envisager comment les conditions matérielles d’un peuple influencent sa perception du monde et, in fine, son idéologie. La population d’une nation est composée majoritairement de paysans travaillant la terre n’aura pas la même perception du monde qu’une nation d’employés de bureau. La distance temporelle au sein d’une même population équivaut à une distance matérielle (c.a.d. un « degré de développement ») entre populations contemporaines. Les peuples de paysans vivent dans des conditions matérielles rudimentaires, la faim n’est jamais très loin, ce qui leur fait désirer ardemment une amélioration de leur sort par le progrès et la technologie. Leur corps est fatigué par les privations et leur esprit désire le confort, l’abondance de nourriture et la richesse des villes. Le paysan apporte cette mentalité avec lui lorsqu’il déménage en ville et plusieurs générations d’habitus urbain seront nécessaires pour l’éradiquer. A contrario, les populations urbaines sont bien nourries et débarrassées, pour la plupart, du travail physique et des maladies infectieuses. Elles vivent cependant dans l’univers psychiquement épuisant de la productivité économique et de la compétition sociale. Le corps des populations urbaines est donc moins sollicité mais leur esprit est épuisé par le stress (bruit, surpeuplement, compétition) et désire par-dessus tout le repos de la campagne. C’est ainsi que les rêves des populations néo-urbanisées du tiers-monde (ou issues de celui-ci) sont résolument urbains, conformistes et liés à la démonstration de leur prestige social : gratte-ciel des émirats du Golfe et centre commerciaux climatisés, vêtements et voitures de marque, malbouffe riche en calories. À l’inverse, l’univers mental de l’Européen urbanisé de longue date est champêtre et localiste : vieilles pierres à rénover dans un endroit reculé, randonnées en forêt, et marchés villageois (et bio si possible). Les deux populations sont déphasées, elles ne vivent pas au même moment de leur histoire.
Chaque phase de la civilisation sème ainsi les germes de sa propre destruction afin de compenser l’excès dont elle est l’objet. Poussons l’analyse plus loin : la « renaturalisation » mentale et le désir d’exode urbain travaillent la psyché européenne parce qu’ils représentent, inconsciemment c’est à dire au niveau physiologique, un moyen de défense face à une existence vécue comme mortifère parce que trop artificialisée. Notre espèce ressent le besoin de clore la phase urbaine du cycle de développement, comme s’il fallait remettre les compteurs à zéro. La machine de l’urbanisation se grippe à tel point que la science-fiction elle-même est incapable d’imaginer une ville du futur qui ne soit pas un monde dystopique. Cette ville imaginaire est presque toujours dépeinte comme une cité-ruche cauchemardesque, plongée dans la pénombre d’une pollution incontrôlable et éclairée aux néons. Dans cet univers à la Blade Runner, la nature n’existe plus et l’espèce humaine a poussé sa propre synthétisation au point de ne plus vraiment appartenir au monde biologique. Le béton, qui constituait le reve du paysan du XXe siècle est le cauchemar de l’homme du XXIe siècle. A l’opposé, il est évocateur que toute image dépeignant la ville du futur idéale la représentera croulant sous la végétation, comme s’il fallait badigeonner le béton de verdure pour le rendre plus appétissant aux masses. La ville du futur idéale est en réalité une ville… à la campagne. Ces représentations inconscientes trahissent davantage leur époque que tous les sondages d’opinion.
Les villes du futur telles qu’imaginées par nos urbanistes. Notez la courbure des immeubles, l’absence de formations anguleuses pour une plus grande ressemblance avec les organismes naturels, la présence de lacs. On est plus proche du récif corallien que du HLM. La surabondance de végétation fait ressembler ces maisons à de gigantesques serres ou des jardins suspendus.
Afin de conclure sur une note d’optimisme : une des rares conséquences heureuses de la pandémie de COVID-19 fut la popularisation du travail à distance, essentiellement pour la classe éduquée supérieure d’ailleurs, les ouvriers faisant tourner l’économie réelle devant eux agir physiquement sur place. Il est cependant possible que cet éloignement du « monde du travail » (en réalité de l’univers déshumanisant des “petits chefs”, des faux plafonds et de la machine à café) favorise à moyen terme la prise de conscience d’une partie de la population qu’elle n’a fondamentalement rien à gagner à résider en ville pour remplir quotidiennement des bureaux alors que son travail pourrait être aussi, voire plus efficace, s’il était mené depuis une coquette maison de campagne.
Bonus:
“Pour moi, que la pauvreté me laisse à ma vie de loisir, pourvu que mon foyer s'éclaire d'un feu constant. Je planterai moi-même, à la saison propice, la vigne délicate du paysan, et, d'une main habile, l'arbre fruitier déjà grand. Puisse l'Espérance ne point me tromper, mais m'offrir chaque année des récoltes en tas et des cuves pleines de vin épais! Car je suis plein de piété, soit devant la souche isolée dans les champs, soit devant la vieille pierre enguirlandée de fleurs au milieu d'un carrefour, et tous les fruits que me donne l'an neuf, j'en dépose les prémices aux pieds du dieu rustique”.
Tibulle, Élégies, I, 1.
Intéressant et bien écrit.
Si vous aviez des statistiques à l'appui de votre démonstration (le World Value Survey peut-être?), cela le serait encore plus.
Y'a-t-il une adresse électronique par laquelle on peut vous envoyer quelque chose qui parle d'architecture ?