"... tu ne vis pas renfermé chez toi et tu n’as point la complexion d’une vie sédentaire."
Xénophon, Économique
L’humanité est progressivement devenue une espèce terricole. Une étude américaine déjà datée (1999), le National Human Activity Pattern Survey (NHAPS) avait calculé que les Américains passaient 92,5% (87% dans des bâtiments + 5,5% dans un véhicule) de leur temps enfermés ! Comment qualifierait-on en effet une espèce qui passe plus des neuf-dixièmes de son existence terrée de la sorte ?
Ces valeurs que l’on pourrait juger délirantes sont vérifiables empiriquement.
Observons la journée type de l’Homo oeconomicus, celui de l’employé du tertiaire, de l’étudiant ou du manutentionnaire.
À moins de se rendre sur son lieu de travail à pied ou en vélo, il utilisera les transports en commun ou son véhicule à cet effet, restant enfermé donc. Le verre de l’habitacle filtrant les UV-B responsables de la synthèse de vitamine D, il ne recevra qu’un bénéfice limité du soleil quand bien même un temps radieux accompagnerait son trajet. Il travaillera du matin au soir enfermé dans un bureau, un entrepôt ou dans une salle de classe afin d’accomplir ses tâches quotidiennes. Il déjeunera très certainement dans un lieu-clos (cafétéria, restaurant). La journée finie, il accomplira le trajet en sens inverse, une fois encore enfermé. Le seul moment fugace d’exposition à la lumière sera celui où il parcourra les quelques mètres qui sépareront son véhicule d’un supermarché ou de sa résidence.
Quand bien même il passerait quelques heures le soir sur son balcon, la fin de semaine à crapahuter en forêt, ou à la terrasse d’un café, la majeure partie de sa vie active, c’est à dire celle où la lumière solaire est la plus intense se déroulerait malgré tout enfermée. Une existence similaire à celle d’un animal domestique auquel on aurait accordé quelques heures quotidiennes pour se dégourdir les pattes. Similaire aussi à celle d’un détenu bénéficiant de sa promenade réglementaire.
À bien des égards, ce mode de vie est exceptionnel, voire aberrant au regard de la très longue histoire de l’espèce humaine. Il suffit d’ailleurs de retracer brièvement sa chronologie pour réaliser le gouffre qui s’est progressivement creusé entre l’existence de nos aïeux et la nôtre. Nos premiers ancêtres, les chasseurs-cueilleurs vivaient essentiellement au grand air, et cela par tout temps. Le seul « bâtiment » utilisé par les premiers hommes était un gîte dans lequel passer la nuit à l’abri du froid et de la pluie. La nécessité, c’est à dire la faim et la soif, les arrachait fatalement à ce nid tout sauf douillet. Pour chasser le gibier, cueillir des baies, puiser de l’eau ou ramasser du bois ils devaient, par définition quitter cet abri et passer des heures dehors. Et ces tâches devaient être accomplies, bien entendu, la journée. En effet, l’Homme est, par nature, une espèce diurne et la vue constitue chez lui le sens le plus important. Il n’a, physiologiquement parlant, aucune caractéristique d’un animal nocturne ou cavernicole. Son odorat est très médiocre, sa vision nocturne très inférieure à celle des autres mammifères. Malgré des décennies d’un mode de vie artificiel, notre rythme circadien reste d’ailleurs contrôlé par les changements de luminosité liés au cycle diurne. Une fois le soleil descendu sous l’horizon, l’Homme est pour ainsi dire aveugle et dépend entièrement de la lumière artificielle (nécessairement limitée jusqu’à une époque récente) pour s’orienter. Dans toutes les cultures, la nuit et l’obscurité sont perçues avec crainte et forment un univers dangereux, celui des esprits malveillants, sorcières, monstres et autres croque-mitaines mais aussi des criminels et prédateurs nocturnes bien réels. S’éloigner seul la nuit du « foyer », donc du feu nourricier, source de lumière et de chaleur, est formellement déconseillé.
Les populations de chasseurs-cueilleurs passaient l’essentiel de leur existence dehors
Cette période de chasse et de cueillette constituant la plus longue durée de la chronologie d’Homo sapiens, il est évident qu’elle fut déterminante dans la genèse et l’évolution ultérieure et de notre espèce. La pigmentation de chaque population, caractéristique visuelle la plus frappante par sa variabilité, est particulièrement adaptée aux conditions d’ensoleillement locales. L’Homme doit en effet établir un équilibre crucial entre la synthèse cutanée de vitamine D (facile pour les peaux claires, difficile pour les foncées) et la réduction des risques de lésions pouvant entrainer un cancer de la peau (élevés pour les peaux claires, faibles pour les foncées). Il s’établit donc un gradient latitudinal entre des populations nordiques proches des limites physiologiques de la dépigmentation et des populations vivant dans les régions équatoriales, à la peau noire.
Figure du haut: nombre d’heures d’ensoleillement par an; figure du bas: proportion de roux dans la population. On remarque une superposition des zones à faible ensoleillement sur celles comprenant les populations les plus dépigmentées.
L’avènement de l’agriculture et de la civilisation, bien loin d’enfermer notre espèce, l’a en réalité davantage exposée à l’air libre. En effet, pour cultiver un champ il vous faudra en premier lieu défricher un terrain, c’est à dire abattre à la hache ou brûler les forêts primaires génératrices d’ombre. Il semblerait d’ailleurs que les premières populations vraiment claires de peau ne soient pas les chasseurs-cueilleurs vivant dans les régions les plus septentrionales du globe mais les populations de fermiers apparues en Anatolie à la période néolithique. En effet, la transition d’une alimentation relativement riche en précurseurs de la vitamine D (notamment les poissons gras) vers un régime à base de céréales dépourvues de ces nutriments a nécessité une synthèse accrue par la voie cutanée, et donc un éclaircissement de la peau. À l’instar des chasseurs, les agriculteurs devaient donc, à la fois pour assurer une récolte abondante et suivre leurs besoins physiologiques, vivre et travailler à l’extérieur. Bien qu’il existât une petite caste de scribes, artisans et marchands exerçant leurs talents à l’intérieur de leur logis ou dans un autre lieu clos, ils constituaient l’exception dans un monde dominé économiquement par l’élevage et l’agriculture.
Lisons donc le poète grec de l’époque archaïque, Hésiode :
« Préviens l'arrivée de l'hirondelle, pour tailler la vigne : cette époque est la plus favorable, mais, quand le limaçon, fuyant les Pléiades, grimpe de la terre sur les plantes, c'est le temps non pas de fouir la vigne, mais d'aiguiser tes faux et d'exciter tes esclaves au travail. Fuis le repos sous l'ombrage, fuis le sommeil du matin, dans la saison de la moisson, lorsque le soleil dessèche tous les corps. Alors, dépêche-toi ; rassemble le blé dans ta maison et sois debout au point du jour, afin d'obtenir une récolte suffisante. L'aurore accomplit le tiers de l'ouvrage ; l'aurore accélère le voyage et avance le travail. Partout l'aurore, dès qu'elle se montre, met les hommes en route et place les boeufs sous le joug. »
Hésiode, les Travaux et les Jours
L’élevage a, pareillement, incité les hommes qui le pratiquaient à vivre dehors, plus peut-être que n’importe quelle autre activité. Le berger, lorsqu’il conduit son troupeau ne peut échapper aux éléments naturels et se trouve dehors qu’il neige ou qu’il vente. Les peuples de pasteurs, des Mongols aux Irlandais, n’avaient donc pas d’autre choix que de passer l’essentiel de leur temps en plein air, la peau tannée par le soleil et le vent. Un extrait du roman de Longus, Daphnis et Chloé, décrit ici comment une joute verbale entre deux bergers mentionnait explicitement l’effet du soleil sur la peau :
« (…) je suis brun, l’hyacinthe est noire, et si vaut mieux pourtant Bacchus que les Satyres, et préfère-t-on l’hyacinthe au lis. Celui-là est roux comme un renard, blanc comme une fille de la ville (…) »
Longus, Daphnis et Chloé
On notera que c’est autant la mention de la féminité supposée de l’autre protagoniste à cause de sa pâleur que le mode de vie urbain, synonyme d’enfermement, qui sont ici visés.
Le mois de mars, d’après les Très Riches Heures du Duc de Berry. Regardez cette merveille de calendrier médiéval ICI. Vous découvrirez que sur douze mois, un seul (février) figure des activités en intérieur. Les populations médiévales vivaient, elles aussi, la majeure partie de leur temps dehors.
Ce mode de vie fut bouleversé par la Révolution Industrielle qui inaugura une première phase d’enfermement de populations entières. Fait inédit chez Homo sapiens, une rupture nette entre les cycles solaires et l’activité productive avait lieu. Le cultivateur quitta définitivement “l’abêtissement de la vie des champs” (cf. Marx) pour la ville, l’air pur des prairies pour l’atmosphère suffocante des villes, son champ pour l’usine. Il travaillait désormais enfermé, son rythme de travail n’étant plus rythmé par l’aube et le crépuscule comme les milliers de générations avant lui mais par les besoins productifs de la machine-monde qui, elle, ne dort jamais. Cet affranchissement du soleil et donc de la nature consacra, pour le meilleur et pour le pire, l’avènement de la première civilisation que l’on pourrait qualifier de synthétique.
Les armées d’ouvriers tirent désormais leur subsistance d’un travail effectué en intérieur
La santé des ouvriers paya un lourd tribut à cette révolution anthropologique. Par rapport aux paysans, les ouvriers sont plus petits, plus malingres et souffrent de davantage de maladies de peau et respiratoires. Le graphique ci-dessous vous montre la diminution de la taille des soldats anglais en un siecle de révolution industrielle. Inutile ici de réécrire ce que les écrivains des XIXe et XXe siècles ont admirablement mis en lumière sur la misère du prolétariat jeté dans les bidonvilles des métropoles occidentales, l’Histoire ne s’est en effet pas arrêtée là.
Déclin de la taille des soldats anglais de 20-23 ans pendant la Révolution Industrielle. Source.
La dernière phase d’enfermement massif eut lieu lors de la seconde moitié du XXe siècle. Elle concerne le remplacement progressif, dans les pays développés, des emplois industriels par ceux des services, l’ouvrier par l’employé de bureau. Le paysan était physiquement actif et vivait au soleil, l’ouvrier vivait enfermé mais maintenant une certaine activité physique, souvent plus destructrice d’ailleurs pour son organisme parce que répétitive. L’employé a pour seule exercice de gratter du papier, se tenir derrière un écran d’ordinateur et éventuellement suer…enfermé dans une salle de sport, les yeux si possible rivés sur un écran. L’écran constitue d’ailleurs un véritable substitut au soleil, sa lumière bleue parasitant notre rythme circadien et provoquant dérèglements hormonaux et insomnies chroniques. Il a aussi puissamment participé à enfermer encore davantage les populations contemporaines. Bien des loisirs liés à l’écran se résument à se cloîtrer pour contempler des images défilantes (jeux vidéo, séries, cinéma). Ainsi, l’enfermement se poursuit au-delà du seul impératif « fonctionnel » pour phagocyter jusqu’aux loisirs. Une telle révolution de notre mode de vie ne semble pourtant intéresser que peu de monde, et surtout pas les décideurs politiques et économiques, plutôt prompts à enfermer davantage les populations afin de « préserver leur santé » que de leur rendre une liberté que beaucoup n’ont même pas l’impression d’avoir perdue.
Aujourd’hui, à quelques exceptions près, la majeure partie des habitants des pays industrialisés et une proportion croissante de ceux des pays en développement est employée dans le « secteur tertiaire » et ne sort que quelques heures par semaine (dans le meilleur des cas) de chez elle. D’une espèce historiquement solaire, nous sommes devenus progressivement terricoles sans même nous en rendre compte, le processus s’établissant sur plusieurs générations. Si les progrès de la médecine, de l’hygiène et de l’approvisionnement alimentaire du fait de la mécanisation permirent aux populations contemporaines de paraître en meilleure santé que leurs aînées, une foule d’indicateurs objectifs indique un déclin physique et moral manifeste.
A suivre…
Merci c’est super interessant ! Est ce que tu pourrais préciser les « signes objectifs » de notre déclin physique s’il te plaît ?