“Dois-je me suicider ou prendre une tasse de café ?” Albert Camus
Une drogue redoutable exerce son emprise sur l’espèce humaine. Une drogue si puissante qu’il est impossible pour la plupart d’entre nous de mener à bien nos activités sans en consommer quotidiennement. Une drogue si agréable que les lieux de consommation qui lui sont spécifiquement dédiés représentent l’apanage du raffinement et du mode de vie européens. Une drogue si hégémonique qu’il est impossible de trouver de groupe ou de population « témoin » qui l’aurait bannie pour de bon. Une drogue si persuasive qu’elle affecte toutes les générations, nous rendant dépendants d’elle du berceau à la tombe. Une drogue capable de redessiner la structure même de notre cerveau. La civilisation industrielle ne se serait probablement pas bâtie sans elle. J’affirme d’ailleurs que la pérennité même de cette civilisation serait menacée si cette drogue venait à disparaître.
Cette drogue, c’est la caféine.
On estime que 90% de la population mondiale adulte consomme quotidiennement de la caféine. Quatre sources végétales constituent les principaux vecteurs de caféine : le café, le thé, le cacao et les noix de cola. Le public ignore d’ailleurs en général que le chocolat (noir) contient de la caféine. La caféine de synthèse est également injectée dans les sodas, boissons énergétiques, pâtisseries, aliments pour sportifs, etc. Une canette de coca-cola contient 32 mg de caféine, possiblement autant qu’un expresso (bien que les valeurs mesurées fluctuent de 20 à 200 mg). Vous ne donneriez pas un espresso à votre enfant, mais n’avez probablement pas autant de scrupules à le laisser vider une canette de coca.
Un peu de biologie
Nous connaissons tous les bienfaits prêtés à la caféine (augmentation de la vigilance et des réflexes, plus grande résistance à l’effort, lutte contre l’endormissement, etc.) ainsi que ses effets secondaires (insomnie, nervosité, effet diurétique, etc.), je ne m’étendrais donc pas sur ce sujet. En revanche, comprendre comment la caféine agit sur notre cerveau et notre métabolisme est éclairant. La caféine provoque un pic de dopamine (une hormone responsable de l’excitation et du plaisir), se fixe sur les récepteurs à adénosine et augmente la production d’épinéphrine, de norépinéphrine et de cortisol, trois hormones associées au stress et à ce que les biologistes appellent la « réponse combat-fuite » (fight or flight response). Cette réponse physiologique se déclenche lorsque nous nous trouvons dans des situations mettant en jeu notre survie : nous croisons un prédateur (un ours par exemple) dans la forêt, notre groupe s’apprête à affronter un autre groupe de guerriers en bataille rangée, la foudre est tombée sur notre maison et celle-ci vient de prendre feu, etc. Lorsque notre organisme est sous l’effet de la réponse combat-fuite, une sorte d’état d’urgence est décrété, entraînant une cascade de modifications physiologiques nous rendant aptes à nous débarrasser de la menace. Chaque dose de caféine nous plonge donc artificiellement dans une situation conflictuelle afin de maintenir cet état d’urgence perpétuel. En effet, si les symptômes de la réponse combat-fuite disparaissent naturellement au bout de quelques heures, notre corps n’est en revanche pas conçu pour que cet état d’urgence perdure plus que de raison.
L’élévation de l’hormone du stress (le cortisol) par la caféine affecte les glandes surrénales à l’origine de la production de DHEA, surnommée « l’hormone de jouvence » puisque sa sécrétion décline à partir de 25 ans. La DHEA est un des précurseurs de la testostérone et des œstrogènes. Elle est responsable de l’énergie physique et sexuelle et de l’optimisme que l’on retrouve typiquement chez la jeunesse. Le déclin de la DHEA provoque un vieillissement, une baisse d’immunité et d’énergie si bien que les chercheurs anglo-saxons parlent d’adrenopause (les surrénales sont appelées adrenal glands en anglais). Le cortisol et la DHEA étant antagonistes, la sécrétion de l’un réduit celle de l’autre par les surrénales. Dit autrement le stress fait littéralement vieillir, la caféine augmente l’hormone du stress au détriment de la DHEA. Des chercheurs ayant testé l’effet de la caféine sur les surrénales de rats immatures concluent que la caféine pourrait agir comme un perturbateur endocrinien.
N’étant pas un nutriment, la caféine ne fournit ainsi pas d’énergie en propre, elle permet uniquement à notre organisme « d’emprunter », à crédit pourrait-on dire, sa propre énergie. La succession du pic de dopamine lors de la prise de caféine et des symptômes de sevrage survenant au bout de quelques heures sont responsables de phénomènes addictifs : sentant notre niveau d’énergie baisser et les symptômes de sevrage apparaître, nous reprenons une « dose » de caféine ce qui a pour effet de nous surexciter momentanément puis de causer une fatigue à moyen terme, etc. Le moment le plus délicat de la journée pour le caféinomane est évidemment le matin, lorsque les effets positifs de la caféine de la veille se sont dissipés durant la nuit et qu’il subit le sevrage de façon aigüe. Notre caféinomane aura donc besoin de caféine « pour bien se réveiller », alors que le réveil devrait évidemment être naturel et non provoqué artificiellement. Conséquemment, le café n'aide nullement à se réveiller, mais à compenser les effets du manque de café (cercle vicieux).
Caféine et civilisation
La conquête du monde par la caféine est vraisemblablement un des facteurs responsables de la Révolution Industrielle. D’après certains historiens, avant l’arrivée de la caféine dans les foyers européens, l’alcool (vin coupé ou bière) était la principale boisson consommée le matin par les travailleurs. L’alcool provoque des effets inverses à la caféine : une baisse de la vigilance, une augmentation du temps de réponse et une somnolence qui peuvent être fatales à n’importe quel conducteur d’engin. On peut sans conteste suggérer que la transition de l’alcool au café, en augmentant notamment la vigilance et l’attention fut hautement bénéfique aux opérateurs de machines et aux ouvriers, a fortiori à une époque où ces machines étaient souvent bien plus dangereuses que de nos jours et où la moindre erreur d’inattention pouvait vous coûter un membre ou pire.
La caféine s’accorda merveilleusement bien avec les besoins de l’industrie capitaliste naissante. La conquête des Indes par l’Angleterre a fait s’effondrer les prix du thé (qui contient un équivalent de la caféine, je le rappelle), si bien que droguer les ouvriers anglais au thé (et au sucre) plutôt qu’à la bière leur permit non seulement de gagner en productivité mais aussi de poursuivre leurs tâches la nuit comme nous le verrons plus loin. Les maisons de café et de thé ont progressivement remplacé les tavernes comme lieux de sociabilité. Les discussions animées et souvent de nature politique dans les cafés se sont substituées aux beuveries (c’est la signification première du terme συμπόσιον en grec que nous traduisons improprement par “banquet”) et aux bagarres d’ivrognes. Le café fut plusieurs fois interdit (sans succès évidemment) par les pouvoirs chrétiens comme islamiques parce qu’il était supposé encourager la sédition politique.
Une des conséquences les plus remarquables de l’avènement de la caféine comme drogue de la Révolution Industrielle fut la possibilité donnée aux hommes de s’arracher aux cycles solaires. L’invention de l’éclairage artificiel a rendu l’Homme capable de travailler la nuit et la caféine a puissamment contribué à lutter contre l’endormissement nocturne. Sans caféine, serions-nous capables de rester passivement des journées (et souvent des nuits) entières devant un écran ou de conduire des centaines de kilomètres en pleine nuit sans nous écrouler de sommeil ? Pour cette seule raison, la caféine a facilité la terricolisation de l’espèce humaine, terricolisation dont les conséquences pour notre espèce sont redoutables. On estime par exemple qu’un demi-million de décès seraient imputables chaque année en Europe au manque de soleil.
La lumière bleue des écrans se combine à la caféine pour dérégler notre rythme circadien et nous maintenir éveillés contre nos besoins physiologiques primaires. Nous dormons de moins en moins ; les Français sont, pour la première fois depuis que ces mesures existent descendus sous le seuil des sept heures quotidiennes de sommeil pour s’établir à 6h42 en moyenne et l’essentiel de ce temps perdu est passé devant des écrans ou des machines (travail de nuit). Loin de l’image d’Epinal du petit café convivial pris sur une terrasse ensoleillée, la majorité des consommateurs de caféine sont de tristes employés de bureau ou des manutentionnaires contraints de recevoir leur dose pour continuer à trimer sous les néons de leur entrepôt ou de leur open-space.
Un autre effet notable de la caféine sur la psyché humaine est de favoriser le développement de la pensée “linéaire” (spotlight) au détriment de la pensée “diffuse” (lantern). La pensée linéaire est celle que l’on retrouve dans la plupart de nos institutions comme l’école ou le travail : remplir ses objectifs, enchaîner les processus logiques, se concentrer sur une tâche. Pendant que cette tâche est « illuminée » (c’est à dire que notre attention est monopolisée par elle), le reste est plongé dans les ténèbres. La pensée diffuse est, quant à elle, plus courante chez les enfants, ceux-ci ayant en effet tendance à accorder leur attention à différents objets simultanément, bondissant de l’un à l’autre. Cette pensée « illumine » tout autour d’elle sans avoir la précision de la pensée linéaire. La caféine est ainsi parfaitement adaptée au développement du rationalisme et à l’univers productiviste des machines, des lignes de code, des « gains » (en euros, en masse musculaire ou en abonnés) et des horaires à respecter. Selon moi, l’hypertrophie de cette pensée linéaire est cependant responsable de « l’esprit de sérieux » du monde moderne. L’extraordinaire foisonnement spirituel des époques qui nous ont précédées, je pense notamment à ce Moyen-Age si brouillon, si organique et si exalté qu’il est typique d’un mode de pensée diffuse, nous semble étranger, voire odieux. Ainsi, sans même le réaliser nous raisonnons différemment sous l’effet de la caféine, les milliards de synapses de nos milliards de semblables à travers le monde recombinées par la magie de cette drogue pour produire une autre trajectoire civilisationnelle.
Pour conclure cet article, je reprendrai mon hypothèse de départ : la caféine est si intiment liée à notre mode de vie et à la révolution terricole que la disparition de l’une entraînerait fatalement l’autre dans la tombe. Cette hypothèse est, j’en suis bien conscient, difficile à soutenir en l’absence d’exemples concrets ou historiques de groupes ayant renoncé à la caféine. Des époques, des pays ou des cultures entières ont banni durablement l’alcool ou certaines autres drogues, si bien que leur consommation est restée marginale et cachée du public. Aucune civilisation n’a réussi à bannir la caféine. De plus, aucune expérience scientifique de ce genre n’a jamais été menée à ma connaissance. Les chercheurs sont eux-mêmes de gros consommateurs de caféine et la plupart des études comparatives ne concernent que des groupes de buveurs de caféine réguliers, le groupe contrôle consistant en une abstinence de caféine pendant quelques jours. Il est donc difficile d’envisager comment un groupe humain fonctionnerait dans le monde industrialisé sans utiliser de caféine.
Le seul exemple un tant soit peu édifiant à ma disposition concerne la « parole de sagesse » des Mormons qui décourage la consommation de « boissons brûlantes » (interprétées comme étant le thé et le café). Mais cette même parole de sagesse recommandant par ailleurs d’éviter l’alcool et le tabac, il est impossible d’isoler l’effet d’abandon de la caféine des autres facteurs. De plus, il est vraisemblable que de nombreux Mormons ne suivent pas strictement les consignes de leur Eglise et consomment des produits caféinés. En effet, certains sondages montrent qu’une partie importante des fidèles mormons (surtout chez les jeunes) avoue consommer des produits caféinés. L’Eglise mormone elle-même n’interdit ni le chocolat, ni les sodas caféinés. Caramba, encore raté.
Comment pouvons-nous tester notre hypothèse ? Il existe bien sûr la possibilité d’arrêter soi-même la caféine mais vous conviendrez qu’un échantillon composé d’un individu est plus que limité. Sans même prendre en compte l’arrêt effectif de la caféine à l’échelle d’une population, prospectez le terrain en suggérant à d’autres personnes de s’en passer, par exemple en remplaçant les grains de café de la cafetière de votre lieu de travail par du décaféiné. Je vous affirme que l’on vous prendra pour un original dans le meilleur des cas, pour un délinquant ou un saboteur dans le pire des cas. Pourquoi ? Parce que la caféine est une drogue si puissante et si persuasive que vos interlocuteurs la considèrent comme faisant partie intégrante de leur existence, c’est à dire de leur normalité, et que l’idée même de devoir l’arrêter leur est simplement monstrueuse. Un alcoolique ou un toxicomane est bien souvent conscient de sa dépendance au produit stupéfiant qu’il consomme, il lui est seulement très difficile, voire impossible d’arrêter par la seule force de sa volonté individuelle. Un caféinomane n’aura souvent aucunement conscience de l’état de dépendance dans lequel il se trouve pour deux raisons. La première raison est évidemment la relative innocuité de la caféine au niveau individuel (ce qui ne veut pas dire que la caféine n’a pas d’effets au niveau collectif) par rapport à l’alcool ou aux drogues dures. La seconde raison est que nous sommes tous à des degrés divers consommateurs de caféine et qu’il est donc impossible de définir un état témoin servant de référentiel d’une normalité sans caféine. Il est pourtant curieux qu’un produit qui n’apporte aucune vitamine ou calorie à notre organisme soit considéré comme aussi essentiel que la nourriture ou le vêtement.
Lectures conseillées (en anglais)
Caffeine Blues, du biochimiste Steven Cherniske. Un ouvrage assez ancien mais le meilleur sur le sujet à ma connaissance.
Entrevue de l’écrivain américain Michael Pollan qui a passé trois mois sans caféine (et ce fut terrible).
Entretien vidéo sur le même thème avec Joe Rogan :
Un groupe Reddit sur l’abstinence de caféine
Réponse combat/fuite, DHEA, perturbation des cycles de vie, pensée linéaire - Sont-ce là les 4 piliers nécessaires à la civilisation industrielle ?