“Plût aux dieux que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération !”
Hésiode, les Travaux et les Jours.
Selon la formule consacrée, la différence entre l’homme de gauche et l’homme de droite est que le premier a honte de ses ancêtres alors que le second pense que ses ancêtres ont honte de lui. D’après le philosophe italien Julius Evola (1898-1974), l’éloignement progressif de l’humanité du monde de la Tradition ne constitue pas un progrès, mais un déclin programmé. Le temps historique n’est donc plus perçu comme une progression plus ou moins continue vers un état supérieur mais, au contraire, comme la chute ininterrompue vers des états toujours plus dégradés. Il y a parfois, à la faveur des invasions ou des révolutions « d’heureuses régressions » favorisant le retour temporaire à un état passé, mais celles-ci sont immanquablement renversées par les forces entropiques et l’histoire remise sur les rails du progrès. À chaque âge de l’humanité, et donc à chaque période de l’histoire, correspond une caste idéologiquement dominante qui impose sa vision du monde, ses valeurs, sa sensibilité, son sens esthétique, bref son type humain. Ces castes sont celles des prêtres-rois (brahmanes dans l’Inde classique), des guerriers (ksatriyas), des marchands (vaishyas), des serviteurs (shudras). Bien que des âges glorieux (tel l’Âge d’or décrit par Hésiode) aient existé, Evola les place si loin dans le passé qu’il ne reste d’eux que quelques réminiscences dans la longue mémoire collective.
Le pharaon Ramsès II offrant une libation au dieu Amon-Ra. La première caste réunissant les fonctions sacerdotale et souveraine, elle constituait un “pont” entre la divinité et les hommes (d’où l’attribut de pontifex pour l’empereur de Rome). Les “prêtres” égyptiens, grecs ou romains n’étaient que de simples officiants dépourvus de l’autorité morale qui sera attribuée aux pretres des périodes plus tardives.
Le premier âge historique fut celui de la royauté sacrée des prêtres-rois, c'est-à-dire d’individus réunissant les fonctions royale et sacerdotale, comme les pharaons d’Egypte ou les empereurs de Rome. La rupture entre le profane et le sacré n’étant pas encore effective, le divin est en quelque sorte partout, l’utilitaire est beau, le beau est utile. Les valeurs dominantes sont celles associées à la souveraineté divine, l’empereur étant le médiateur entre les dieux et les hommes. À cet âge succède une ère qui lui est inférieure, celle des guerriers. Cette ère rompt l’unité du pouvoir politique et du sacré, qui est notamment manifeste dans le christianisme (Marc 12, 17) et correspond en Occident à notre Moyen Âge. L’empereur se scinde en un roi et un pape. Le roi reçoit son pouvoir de Dieu certes, mais par le truchement de l’Eglise infaillible. C’est la repentance exigée par Ambroise de Milan à Théodose pour qu’il reçoive l’eucharistie. L’archétype de cette époque est le chevalier, un guerrier dont la physionomie est encore, en bien des points, fidèle aux modèles antiques par la valeur et la force de son bras, mais contraint d’équilibrer celle-ci avec des valeurs (chevaleresques évidemment) héritées du christianisme. La guerre n’est plus bonne ou mauvaise en soi, mais subordonnée à l’impératif du sacré (Saint Augustin).
Un croisé priant. La séparation des fonctions sacerdotale et souveraine subordonne la deuxième à la première. Le guerrier n’est désormais louable qu’en ce qu’il suit le code moral de l’Église.
L’affaiblissement du lien entre les deux premières fonctions laisse la place libre à la troisième, celle liée au mercantilisme. Survient alors une rupture graduelle marquée par l’ascension, dès la Renaissance puis paroxystique lors des Lumières, du commerçant. L’esprit marchand est « rationnel », c’est à dire qu’il obéit à la logique chiffrée. Il veut aussi être libre, c’est à dire débarrassé de ce qui l’empêcherait de réaliser son profit. Le monde est ordonné et ordonnable grâce aux chiffres, et tant pis si Dieu ne fait pas partie de l’équation. Ce ne sont plus la vertu ou le courage qui sont mises en avant, mais le profit. Ou plutôt : le profit est la vertu (penser notamment à l’élection divine vue par les calvinistes). L’homme même, déchu de sa divinité devient un ensemble de fonctions physiologiques rationnelles, se dépouille de tout jusqu’à muer en chiffre (« une nuit à Paris réparera tout ça » prêté à Napoléon après les pertes humaines de la bataille d’Eylau).
Adam Smith est un homme typique de la vision entretenue par la troisième caste : l'individu et sa liberté se situent au cœur des préoccupations, les comportements individuels peuvent accoucher d’un bien collectif. On assiste ici à une rupture par rapport à la pensée médiévale, laquelle voyait encore la société et l'individu subordonnés aux préceptes divins ou à l'autorité hiérarchique.
Proposition à l’Assemblée de la nouvelle territorialisation de la France en 1789. L’esprit ordonné et hors-sol de la troisième caste place la rationalisation scientifique au cœur de sa vision du monde. Tout peut (et doit) être expliqué scientifiquement afin de libérer l’individu de la superstition, au risque de mépriser les fragiles équilibres historiques et humains.
Mais pour produire de la richesse, il faut mettre ces hommes au travail et les enrégimenter dans des usines, ce qui finit par engendrer la prise de contrôle de la quatrième caste, la plus nombreuse, celle des serviteurs. Cette caste est dominée par l’impératif de production. La société se massifie et bâtit des termitières géantes dans lesquelles le « peuple » déverse son énergie productrice, étouffe les rayons du soleil sous une chappe de pollution et écrase sous les roues d’acier de la technique le monde du passé. Comme cette caste est inférieure aux trois précédentes, ce n’est plus l’égalité d’opportunité qui est proclamée, mais l’égalité tout court. Dans cet âge des masses, l’individu ne compte pas, seul vaut le collectif et la volonté inébranlable de se sacrifier pour lui. L’art subit une mutation et se fait brutal, anguleux, martial. La propagande menace de sanglantes représailles ceux qui oseraient se dresser contre le progrès.
Isaak Brodsky, Lénine parlant aux ouvriers de l’usine Poutilov à Petrograd en mai 1917 (1929). La quatrième caste est celle des shudras, c'est-à-dire celle des anciens serfs émancipés de la sujétion des trois castes supérieures. L’archétype de cette ère est le producteur de biens matériels, comme l’ouvrier. L’individu cède la place au peuple, la liberté à l’égalité. C’est le règne de la termitière.
Rassemblement nazi au congrès de Nuremberg, 1935. La quatrième caste, celle des masses productives et uniformes crée un monde à son image : industrieux, belliqueux, répliquant l’identique à l’infini et prêt à écraser le monde ancien sous le pas cadencé du progrès.
Le récit d’Evola s’arrête ici, l’auteur pensant que l’affrontement final du capitalisme et du communisme scellerait le destin de l’humanité. En réalité, le pouvoir, à partir de la deuxième moitie du vingtième siècle, est progressivement passé de la caste productrice (celle de ouvriers pour faire court) à une autre caste. Ou plutôt, à une non-caste, celle que toutes les autres castes doivent éviter et mépriser, la caste des « Intouchables ». Dans ce « cinquième état », l’archétype procède de tout ce que l’on peut considérer comme inférieur dans une société ordonnée : le malade mental est favorisé au détriment du sain d’esprit, le laid au beau, le faible au fort, le monstre de foire au kalos kagathos. Cette inversion des valeurs correspond tout simplement, non pas à une maladie, mais au point de vue adopté par la caste idéologiquement dominante. L’époque a d’ailleurs des yeux de Chimène pour « l’exclus », mot qui résume à lui tout seul les rapports de caste. L’Intouchable est par définition, victime de l’exclusion des autres castes. Et donc, d’après l’exclus, les autres castes, plus énergiques et créatrices ne sont plus vues que comme des "principes d'oppression". Pour les clous, l’existence est une succession de coups de marteau. L'Histoire se réduit dès lors à une interminable série d'oppressions envers les exclus. Le glissement du sens de l’Histoire est donc passé de « la richesse des nations » (troisième caste), à la « révolution prolétarienne » (quatrième caste), à une interminable litanie des oppressions successives subies par les exclus (cinquième caste). Le mot « peuple », associé à la quatrième caste perd donc de sa valeur symbolique et se voit désormais accoler l’épithète de « populiste », pour bien faire comprendre que son temps est désormais révolu. Le pouvoir n’est plus à la majorité, au peuple donc, mais à l’arc-en-ciel de toutes les minorités opprimées qui n’auraient pas pu, semble-t-il, faire bénéficier l’humanité de leurs immenses talents par la faute de l’oppression passée (et présente). Les classes dominantes de l’époque seront donc fascinées par tous les exclus, ceux qui, à leurs yeux furent bannis ou marginalisés par les castes supérieures : travestis, sorcières, esclaves, mendiants, nomades, étrangers, infirmes, minorités religieuses, etc.
Le changement opéré par rapport aux âges précédent est ontologique. En effet, si les quatre castes décrites ci-dessus participaient initialement au fonctionnement plus ou moins harmonieux d’un édifice civilisationnel, ces Intouchables y sont extérieurs, ils sont dépourvus de toute fonction, qu’elle soit sacerdotale, productive ou autre. À l’image d’organismes saprophytes, ils se développent sur une civilisation déjà mûre, ruisselant de matière et de richesses et sur laquelle il suffit de se servir; mais cette civilisation leur apparait comme étrangère et hostile. Dès lors, comment réagir face à un monde que vous ne comprenez qu’imparfaitement et dont l’unique fonction est de vous avoir cruellement opprimé depuis l’aube des temps ? Il faut tout simplement le détruire. D’un point de vue psychologique, la complexité, la beauté (valeur de droite parce que foncièrement inégalitaire) et la sophistication vous rappellent constamment votre condition inférieure et constituent à ce titre une provocation insupportable. Ces arrogants monuments doivent être déboulonnés et traînés dans la boue, la mémoire de ceux qui les ont érigés effacée. Il n’y a pas d’autre signification à donner à la volonté affichée de « déconstruction » (de l’Occident, de la religion, du patriarcat, etc.) par la dernière incarnation des forces progressistes. Twerker au milieu des ruines, voilà le programme.
Vu qu’il n’existe plus de caste inférieure aux intouchables à laquelle le flambeau serait passé, il est possible d’imaginer que le wokisme sera la dernière idéologie de l’humanité, la clôture du cycle historique entamé il y a des millénaires. Tout comme une forêt sénescente se trouve encombrée d’arbres morts nourrissant l’incendie qui la dévastera, des cendres de ce grand brasier apocalyptique germeront les pousses d’un monde plein de vertes promesses. À nous de semer les graines de ce nouveau monde en enfouissant dans la terre fertile la mémoire de ce que nous chérissons.
Bonjour, auriez-vous un livre à proposer qui puisse synthétiser vos idées ?